En 2021, Spotify annonçait que plus de 60 % des écoutes sur sa plateforme provenaient de recommandations algorithmiques, selon une déclaration de son propre CEO, Daniel Ek. Les playlists générées automatiquement comme "Discover Weekly" ou "Release Radar" sont devenues des refuges hebdomadaires pour des millions d’auditeurs. Derrière cette magie se cache une technologie complexe : des modèles de machine learning nourris par des montagnes de données.
Ces algorithmes analysent tout : les titres que vous aimez, les morceaux que vous laissez à mi-chemin, vos heures d’écoute, vos interactions avec des artistes ou même vos genres préférés. Couplés à des techniques comme le collaborative filtering (qui détecte des utilisateurs ayant des goûts similaires aux vôtres) ou encore l’analyse des métadonnées musicales (tempo, tonalité, structure sonore...), ils dessinent une cartographie sonore individualisée. Une prouesse technique qui séduit autant qu’elle questionne.
À première vue, ces recommandations facilitent la vie des auditeurs. Fini le temps passé à fouiller dans les bacs poussiéreux d’un disquaire ou à cliquer frénétiquement de vidéo en vidéo sur YouTube. Pourtant, derrière l’illusion de la diversité, un paradoxe s’installe.
Selon une étude publiée en 2020 par le MIT, les algorithmes renforcent souvent ce que les sociologues appellent l’effet de "filter bubble". En clair : ils tendent à nous enfermer dans des écosystèmes musicaux où nos goûts préexistants sont confirmés, mais rarement challengés. Par exemple, si vous écoutez régulièrement de l’indie folk, les algorithmes auront tendance à vous proposer des artistes similaires (souvent issus des grandes bases de données mainstream), au détriment de genres plus éloignés ou d’artistes bénéficiant d’une visibilité moindre.
Un autre effet préoccupant concerne l’uniformité des structures musicales. Les producteurs, toujours à l’écoute des tendances des plateformes de streaming, ajustent leurs compositions pour maximiser leur attractivité algorithmique : intros raccourcies, refrains précoces, beats calibrés pour séduire dès les premières secondes. De là à dire que les algorithmes influencent même le processus créatif… il n’y a qu’un pas.
Pour les artistes indépendants, l’âge des algorithmes a tout d’une bénédiction maudite. Spotify, YouTube et TikTok ont redessiné les circuits traditionnels de découverte musicale, permettant à des chansons produites dans une chambre exiguë de devenir virales en quelques jours. Mais plus que jamais, ces artistes restent à la merci de calculs qu’ils ne maîtrisent pas.
Par exemple, être ajouté à une playlist éditoriale de Spotify (souvent générée à la main mais influencée par des algorithmes) peut changer la trajectoire entière d’un morceau. En 2023, des artistes comme PinkPantheress ont construit leur notoriété principalement sur l’effet boule de neige des algorithmes de TikTok et Spotify. Mais cette dépendance est aussi une épée de Damoclès : ces mêmes algorithmes peuvent rapidement vous effacer du radar s’ils jugent que votre engagement décline.
De plus, une étude de The Baffler révélait que seulement 1 % des artistes cumulant les millions de streams mondiaux captent plus de 90 % des revenus sur Spotify. Les petits créateurs se retrouvent souvent noyés dans les eaux troubles des plateformes, mal classés ou pathologiquement dépendants des aléas des recommandations automatiques.
Il y a quelques décennies, découvrir un artiste était un acte volontaire, une quête presque mystique. Aujourd’hui, tout semble glisser sans friction sur nos écrans : les morceaux viennent à nous, qu'on les désire ou non. La musique comme "expérience active" est remplacée par la musique-consommation.
Nous sommes à une croisée des chemins. Accepterons-nous que notre curiosité soit réduite au strict cadre que ces curateurs intangibles nous imposent ? Ou trouverons-nous des moyens de résister à cette passivité croissante ?
Malgré l’omniprésence des algorithmes, des initiatives émergent pour contrecarrer leur domination. Bandcamp, par exemple, reste un bastion pour les explorateurs musicaux en herbe. La plateforme privilégie les recommandations humaines et les connexions directes entre artistes et auditeurs. Certains DJ et créateurs misent sur des newsletters ou des radios communautaires pour renouer avec un modèle de partage plus artisanal et moins calibré.
Par ailleurs, la montée en puissance des IA génératives (comme ChatGPT ou des outils comme Boomy permettant de composer des morceaux en quelques clics) ouvre une nouvelle ère d’interrogations. Et si nous utilisions ces technologies pour diversifier, plutôt qu’homogénéiser, nos expériences sonores ? Que se passerait-il si les IA servaient à exhumer des archives oubliées, à mettre en lumière des traditions musicales éclipsées par les géants du streaming ?
La mutation est perpétuelle, mais une chose est sûre : la musique a toujours survécu aux bouleversements, qu’ils soient industriels ou technologiques. Même si les algorithmes semblent désormais aux commandes, l’étincelle humaine qui nous pousse à chercher, à expérimenter, n’est pas éteinte. Peut-être suffit-il simplement de réapprendre à tendre l’oreille, loin des sirènes programmées.