La désillusion face aux plateformes traditionnelles

Les noms résonnent familièrement : Spotify, Apple Music, Deezer… Autant de géants sur lesquels repose aujourd'hui l'essentiel de la découverte musicale et de l'écoute quotidienne. Ces plateformes ont révolutionné notre manière de consommer la musique : accès instantané, catalogues colossaux, playlists automatiques. Mais elles portent aussi en elles des paradoxes qui étouffent l’indépendance artistique.

  • Un partage des revenus déséquilibré : Selon un rapport publié par le CNM (Centre National de la Musique), un artiste indépendant gagne en moyenne entre 0,003 et 0,005 € par stream sur Spotify. À ce tarif, même des millions d’écoutes garantissent rarement un revenu décent.
  • Algorithmes au détriment de la créativité : Les algorithmes prédictifs privilégient ce qui correspond aux “attentes” des auditeurs plutôt qu’une démarche réellement novatrice. Cette logique pousse les artistes à formater leur musique pour “plaire” au système et à figurer dans les sacro-saintes playlists.
  • Le rôle des majors : Même sur ces plateformes dites ouvertes, les grandes maisons de disques conservent une domination écrasante, assurant mieux la visibilité de leurs artistes… parfois au détriment des indépendants.

Face à ce modèle, une génération d’artistes se lasse, questionne et commence à chercher ailleurs. Les plateformes décentralisées apparaissent alors comme une alternative nécessaire. Mais de quoi parle-t-on exactement ?

Les plateformes décentralisées : une brève introduction

À l’inverse des géants centralisés, contrôlés par des entreprises privées, les plateformes décentralisées reposent souvent sur des chaînes de blocs, ou blockchain. Cette technologie permet de garantir une autonomie et une transparence inédites. Quelques exemples de plateformes décentralisées qui commencent à se faire un nom dans l’univers musical :

  • Audius : Lancée en 2018, Audius est une plateforme de streaming décentralisée basée sur la blockchain Ethereum et plus récemment Solana. Elle permet aux artistes de garder un contrôle total sur leurs créations tout en étant rémunérés directement par leurs fans via des cryptomonnaies.
  • Resonate : Une coopérative musicale qui prône le "stream-to-own". Chaque écoute d’un morceau devient une étape vers son achat intégral, rendant les auditeurs acteurs du soutien aux artistes.
  • eMusic : Une plateforme hybride qui propose des solutions blockchain pour éliminer les intermédiaires et assurer des paiements équitables aux créateurs.

Ces alternatives ne se contentent pas de proposer des revenus plus justes. Elles interrogent jusqu’au rôle même des plateformes dans l’écosystème musical et redonnent aux artistes un pouvoir longtemps confisqué.

Les arguments qui séduisent les artistes

1. Une rémunération transparente et équitable

Sur les plateformes décentralisées, les paiements se font souvent de manière directe grâce aux smart contracts (contrats intelligents), programmés pour distribuer les revenus automatiquement en fonction des règles préétablies. Ce mode de fonctionnement élimine les intermédiaires coûteux, comme les distributeurs ou les maisons de disques, et garantit une plus grande part des revenus aux artistes.

À titre d’exemple, Audius a, selon un rapport de Crypto Briefing en 2022, permis à certains artistes d'indépendance d'engranger jusqu'à 90% des revenus générés par leurs créations. Comparé aux quelques pourcents reversés par Spotify, le contraste est saisissant.

2. La reprise de contrôle sur la création et la distribution

Les plateformes décentralisées suppriment les barrières invisibles imposées par les algorithmes. Ici, il n’y a pas de règles tacites obligeant les artistes à jouer le jeu des tendances ou des durées de morceaux "idéales". Les créateurs reprennent en main le moteur de leur carrière et peuvent choisir comment et à qui distribuer leur musique - souvent directement à leurs fans les plus fidèles.

3. Une communauté active et engagée

L’engouement pour ces projets innovants est souvent porté par des communautés d’auditeurs avides de nouvelles expériences. Ces fans, attirés par des valeurs de transparence et d’équité, sont souvent prêts à soutenir activement les musiciens à travers des donations, des achats, ou même en participant eux-mêmes au modèle économique, comme sur Resonate.

Les défis d’un modèle encore jeune

Mais tout n’est pas encore rose pour cet univers décentralisé. Si l’idée séduit, la réalité reste encore semée d’embûches. Parmi les principaux obstacles :

  • Un public encore limité : Ces plateformes peinent encore à accéder au grand public. Audius, par exemple, revendiquait 7 millions d'utilisateurs actifs par mois en 2021, un chiffre modeste par rapport aux mastodontes comme Spotify (plus de 550 millions d’utilisateurs actifs fin 2023).
  • Des technologies complexes : La blockchain et le monde des cryptomonnaies sont encore perçus comme opaques et inaccessibles pour certains artistes et auditeurs, freinant leur adoption massive.
  • Des utilisations parfois spéculatives : Certaines plateformes, trop centrées sur les NFTs ou les tokens, subissent une dérive spéculative qui éclipse les valeurs artistiques initiales.

L’avenir de ces plateformes dépendra de leur capacité à simplifier leurs usages et à s’affranchir des clichés technologiques encore associés à l'univers blockchain.

Une révolution qui redéfinit la musique indépendante

Les plateformes décentralisées ne se contentent pas de corriger les dérives économiques du streaming actuel. Elles posent une question qui dépasse la création musicale : celle du pouvoir, de la propriété et de la liberté dans un monde guidé par les données. Bien qu’encore naissantes et imparfaites, elles incarnent une promesse d'émancipation, pour les artistes comme pour les auditeurs.

Alors que leur succès reste à consolider, ces plateformes ouvrent un champ des possibles enthousiasmant. Face aux modèles mastodontes, cette révolution silencieuse pourrait bien réinventer les contours de la musique dans les décennies à venir… Et peut-être, à terme, offrir à l’indépendance artistique l’écrin qu’elle mérite.

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