La blockchain, c’est avant tout une technologie de stockage et de transmission d’informations, transparente et sécurisée, fonctionnant sans intermédiaire centralisé. Son principe repose sur des blocs d’informations liés entre eux, formant une chaîne inaltérable chronologique et partagée entre des milliers de serveurs (ou "nœuds"). Alors que la finance avec les cryptomonnaies a été son premier terrain d’expérimentation, d’autres secteurs explorent aujourd’hui son potentiel disruptif, et la musique n’y fait pas exception.
Mais pourquoi une technologie aussi technique intéresserait-elle autant les artistes et les professionnels de la musique ? Deux raisons principales :
En clair, la blockchain offre une utopie technologique : éliminer les intermédiaires inutiles et redistribuer équitablement la valeur. Un impératif dans une industrie où, selon un rapport de Citigroup publié en 2018, seulement 12 % des revenus générés par la musique reviennent directement aux artistes.
Avec la blockchain, le modèle traditionnel de distribution – dominé par les plateformes comme Spotify ou Apple Music, les distributeurs numériques et les majors – pourrait être radicalement transformé. Voici les grandes promesses portées par cette technologie :
L’un des fléaux qui gangrène l’industrie musicale est l’opacité. Qui possède quoi ? Qui a le droit à combien ? Entre le streaming, les diffusions radio, les synchronisations dans les films ou séries, difficile pour les artistes de naviguer dans cette jungle contractuelle. La blockchain pourrait offrir une cartographie claire des droits associés à chaque œuvre, accessible à tous les ayants droit en temps réel.
Un exemple concret est celui de Mycelia, un projet lancé par l’artiste britannique Imogen Heap. Mycelia utilise la blockchain pour créer des "Creative Passports" : des bases de données individuelles pour les musiciens regroupant toutes les informations liées à leurs droits, leurs contrats et leurs royalties. Une tentative d’apporter enfin de la clarté dans la gestion des œuvres.
Les "smart contracts" sont la véritable colonne vertébrale des applications blockchain dans la musique. Ces programmes s’exécutent automatiquement lorsque certaines conditions sont remplies. Par exemple : chaque fois qu'un titre est streamé, un pourcentage prédéfini des revenus est directement envoyé à l’auteur, au compositeur ou à l’interprète.
Fini les délais de paiement interminables – parfois plusieurs mois – après la diffusion d’une musique. Tout se fait instantanément, sans intermédiaire.
La blockchain permettrait aux musiciens de distribuer directement leur musique, sans passer par les plateformes de streaming traditionnelles ou les labels. Des initiatives comme Ujo Music, une plateforme basée sur Ethereum, donnent déjà un aperçu de cette nouvelle indépendance : les artistes peuvent y publier leurs morceaux, fixer leur prix et recevoir des paiements instantanés directement en cryptomonnaie.
Si la blockchain fait rêver de nombreux acteurs, son implémentation reste semée d'embûches. Parmi les défis les plus sérieux, on peut citer :
Malgré ses promesses, la blockchain reste une technologie jeune et difficile à maîtriser. Les artistes ne sont pas toujours à l’aise avec ces outils techniques, d’autant plus que le passage par des cryptomonnaies ou des portefeuilles numériques (wallets) peut s’avérer déroutant pour beaucoup. Les solutions doivent donc s’appuyer sur une interface simplifiée et intuitive pour espérer une adoption massive.
Ironiquement, l’ambition décentralisée de la blockchain risque de créer un nouvel écosystème... fragmenté. Plusieurs plateformes concurrentes existent déjà, chacune développant ses propres standards. Ujo Music, Audius, Opulous ou encore Public Pressure ne parlent pas toujours le même langage technologique. Comment s’assurer d’une interopérabilité entre ces différentes initiatives ? C’est un des défis majeurs à résoudre.
Enfin, reste un problème éthique colossal : l’impact environnemental. Les blockchains conventionnelles, comme Bitcoin ou Ethereum (avant sa mise à jour vers "Ethereum 2.0"), consomment une énergie considérable pour faire fonctionner leurs systèmes. Alors que beaucoup de musiciens prônent une vision écologique et durable, cet aspect pourrait fragiliser l’image de la blockchain dans le secteur.
Malgré ses limites, la blockchain a déjà commencé à transformer la façon dont certains artistes gèrent leur œuvre. Quelques cas remarquables :
La blockchain dans la musique est-elle une révolution ou un mirage ? Probablement un peu des deux. Si elle représente une promesse fascinante d’autonomie et de justice pour les créateurs, son adoption à grande échelle nécessitera de surmonter des défis techniques, éthiques et organisationnels. Mais pour une industrie musicale parfois à bout de souffle, peut-on vraiment se permettre de passer à côté d’une telle opportunité ?
En attendant une adoption plus large, une certitude demeure : dans un monde où les guitares métalliques résonnent encore dans les souterrains et où des beats futuristes s’élèvent dans des clubs numériques, l’innovation et l’indépendance seront toujours les piliers du son de demain. Et peut-être, juste peut-être, la blockchain en sera le moteur.